Un phénomène alarmant, un sursaut régional

La désertification médicale, c’est-à-dire la raréfaction de l’offre de soins dans certaines zones géographiques, n’est plus un simple enjeu théorique, mais une épreuve du quotidien pour de nombreux habitants de Haute-Normandie. Entre le départ à la retraite massif des médecins généralistes et la faible installation des jeunes praticiens, en 2022 près de 18% de la population de Seine-Maritime et de l’Eure se retrouve sous-dotée en médecins généralistes, selon les chiffres de l’ARS Normandie. Certaines communes, comme Yvetot ou Brionne, enregistrent un médecin pour près de 2 500 habitants, bien loin des recommandations de santé publique (ARS Normandie). Face à ces tensions qui pèsent sur la santé locale, une palette d’actions concrètes a été déployée. Plutôt que d’accepter la fatalité, la Haute-Normandie s’organise, fédère et innove pour maintenir un accès aux soins digne et moderne.

Adapter l’offre de soins : médecins incités à s’installer

Attirer de nouveaux praticiens en zone rurale ou semi-rurale constitue le premier chantier de lutte contre la désertification médicale. Depuis 2018, l’ARS Normandie a renforcé sa politique d’incitation :

  • Primes à l’installation : Un médecin généraliste choisissant d’exercer dans une zone “fragile” peut toucher jusqu’à 50 000 euros d’aide à l’installation (donnée 2023). Cela comprend la dotation “Contrat de Début d’Exercice”, cumulable avec d’autres aides spécifiques territoriales.
  • Exonérations fiscales : Certaines zones bénéficient d’exonérations fiscales partielles pour faciliter l’installation des professionnels de santé libéraux. Cela a permis, selon la CPAM 76, une progression de +25% du nombre de médecins nouvellement installés en zone sous-dotée entre 2021 et 2023.
  • Soutien au regroupement des praticiens : 28 maisons de santé pluriprofessionnelles ont ouvert ou se sont étoffées depuis 2016 en Haute-Normandie, afin de proposer des conditions de travail attractives et une prise en charge coordonnée des patients (Maisons des Santé - Observatoire).

Ces dispositifs visent à répondre à deux freins majeurs à l’installation : l’isolement professionnel et la surcharge administrative. Un exemple significatif : la commune de Saint-Valery-en-Caux, durement éprouvée par le départ à la retraite de deux médecins en 2019, a retrouvé un effectif complet en moins de 18 mois grâce au soutien logistique et financier de l’ARS et du département.

Les maisons de santé pluridisciplinaires : cœur battant des territoires

Au-delà de la seule question médicale, la désertification touche aussi les autres professions de santé : infirmiers, kinésithérapeutes, pharmaciens. C’est pourquoi l’émergence des maisons de santé communautaires constitue un axe majeur du Plan Régional Santé 2023–2027. Concrètement :

  • Regroupement de soignants : Chaque structure fédère médecins, infirmiers, sage-femmes, dentistes, assistants sociaux et parfois psychologues, organisant des consultations coordonnées et des réunions régulières sur le parcours des patients.
  • Horaires élargis et permanence des soins : Plus de 70% des maisons de santé normandes ouvrent en dehors des heures habituelles, améliorant la réponse aux urgences de premier recours (source : URPS Médecins Normandie).
  • Projets de prévention locaux : Dépistage trimestriel du diabète, ateliers de sevrage tabagique, bilans de prévention jeunes… Les maisons de santé s’impliquent dans des actions éducatives spécifiques à chaque bassin de vie.

En 2024, la Haute-Normandie compte 44 maisons et centres de santé, un chiffre en progression de 31% en cinq ans (ARS Normandie, rapport 2023). Ce maillage territorial se révèle décisif pour freiner la dégradation de l’offre de soin.

L’innovation numérique pour dépasser la distance

Le vieillissement de la population (28% de plus de 60 ans en Seine-Maritime) et la mobilité parfois réduite rendent cruciale l’expérimentation de nouvelles formes d’accès aux soins :

  • Téléconsultation : Dès 2020, 110 bornes de téléconsultation ont été implantées en pharmacies, maisons France Services et Ehpad, pour permettre une prise en charge rapide supervisée à distance par un médecin généraliste, notamment dans les localités où le délai pour obtenir un rendez-vous excède trois semaines.
  • Plateformes de coordination : Des outils numériques comme Covotelo ou Doctolib Pro, utilisés par près de 60% des praticiens haut-normands, fluidifient la gestion des rendez-vous et facilitent la prévention du non-recours aux soins (Ameli.fr).

Une évaluation menée par la Région en 2023 montre une baisse de 16% du recours inopportun aux urgences (patients se rendant aux urgences faute d’avoir trouvé un médecin traitant), là où la téléconsultation a été facilitée dans le canton de Neufchâtel-en-Bray.

Mobiliser et fidéliser : des professionnels formés et ancrés

Si attirer est essentiel, fidéliser les médecins s’avère tout aussi vital. D’où le développement de :

  • Stages ruraux obligatoires : Depuis 2021, les étudiants de 6 année de médecine générale passent au moins six semaines dans un cabinet situé en zone sous-dotée. Cette immersion favorise de nombreux retours à l’installation : 34% des internes ayant effectué leur stage dans l’Eure en 2022 sont venus s’y établir dans les deux ans (faculté de Rouen, données internes).
  • Cabinets éphémères et missions itinérantes : Pour répondre à des pics aigus de besoins, la région expérimente des cabinets mobiles, notamment lors des périodes de vacances ou lors du départ à la retraite non remplacé d’un praticien.
  • Développement de la délégation de tâches : Dans plusieurs territoires pilotes, des protocoles permettent aux infirmiers en pratique avancée d’assurer certaines consultations de suivi (diabète, hypertension) sous délégation médicale. Un bilan de l’ARS (2023) fait état d’une réduction de la charge de travail des médecins de près de 18% dans les zones concernées.

Acteurs locaux : la force du collectif

Lutter contre la désertification médicale n’est pas qu’une affaire institutionnelle. Mairies, intercommunalités, associations et patients eux-mêmes s’engagent activement :

  • Bourses et logements aidés : Plus de 30 communes haut-normandes offrent des bourses d’étude, des logements de fonction aux étudiants en santé, ainsi que des dispositifs de découverte du territoire, véritables tremplins pour favoriser une installation durable.
  • Réseaux citoyens : Dans la vallée de l’Andelle, une association de patients a créé un numéro d’alerte pour signaler tout départ de médecin non remplacé, ce qui a permis d’anticiper la couverture des postes vacants et d’éviter 4 mois sans médecins en 2023.
  • Jumelages et échanges interrégionaux : Le Pays de Caux a conclu des jumelages avec des Départements d’Outre-Mer pour accueillir en stages des étudiants ultramarins, enrichissant la diversité médicale locale et suscitant de nouvelles vocations.

Des enjeux à venir : quelles priorités renforcer ?

Les mesures déployées produisent déjà des effets positifs. La densité médicale a cessé de reculer dans 60% des zones identifiées comme critiques en 2019 en Seine-Maritime. Cependant, de nombreuses communes restent en tension, et la démographie reste fragile, notamment chez les spécialistes : on ne compte aujourd’hui qu’1 ophtalmologue pour 24 000 habitants à Elbeuf, quand la moyenne nationale est de 1 pour 10 000 (DREES, 2022).

Trois axes d’action se dégagent pour les prochaines années :

  1. Renforcer le soutien aux spécialistes et professions paramédicales : physiothérapeutes, psychologues, orthophonistes — essentiels pour une prise en charge globale.
  2. Multiplifier les initiatives d’accueil territorial : favoriser la mobilité des professionnels, renforcer la qualité de vie sur place (crèches, offres culturelles, logement…)
  3. Promouvoir la prévention et la santé communautaire : faire émerger des “communautés professionnelles territoriales de santé”, tissant un maillage fin entre médecine de ville, hôpital et acteurs sociaux.

La lutte contre la désertification est un chemin de résistance, d’innovation et d’adaptation. Elle révèle aussi, à travers la multiplicité des initiatives haut-normandes, une capacité de transformation précieuse pour l’avenir de la santé en territoires.

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